Ma femme m’avait prévenu : le Suédois adore dénoncer de façon anonyme les actions ou attitudes qu’il juge déplacées. Bien entendu, je n’en avais rien cru : sociables et non-conflictuels, les Suédois étaient à mon sens incapables d’un tel comportement !
Pourtant les indices ne manquaient pas. Dans le courrier des lecteurs, l’une des rubriques les plus populaires des grands quotidiens, le Suédois n’hésite pas à jouer les procureurs en critiquant ses compatriotes à loisir, d’autant plus facilement que ceci se fait sous couvert d’anonymat. Récemment une grand-mère indignée accusait un conducteur de tram, qui avait eu le tort de refermer les portes alors qu’elle arrivait en courant à la station avec sa petite-fille dans les bras, d’être la honte de sa profession, et lui recommandait de se chercher un autre job ! La riposte fut immédiate : deux jours plus tard, un chauffeur de tram lui répondait, tout aussi anonymement, qu’il était scandaleux d’accuser les autres alors que c’était elle qui, arrivée en retard, était la grande fautive !
J’en étais là dans mes réflexions lorsqu’un évènement a agité notre copropriété. L’un de nos voisins avait décidé de remettre à neuf son appartement. Prévenant, il avait affiché sur la porte d’entrée de l’immeuble une feuille précisant la durée et l’ampleur des travaux. Le malheureux n’avait pas imaginé ce qu’il allait déclencher. Trois jours plus tard, la feuille était couverte de propos peu amènes reflétant la nature des nuisances relevées par les autres occupants : ”Bravo ! Tes bons à rien ont coupé ma connexion internet !” ou ”A quand la fin des coupures d’eau ?” ou encore ”Qui va nettoyer la cage d’escalier que tes nigauds ont salopée ?”.
Si le Suédois HAIT les conflits, il n’en est pas moins humain. Là où un Français mécontent envoie des signaux de réprobation, entame une discussion houleuse ou s’adresse à l’autorité compétente, le Suédois reste stoïque mais n’en pense pas moins. Il lui faut tout à la fois mettre fin à un comportement jugé incorrect tout en ne déclenchant pas de conflit. L’accusation anonyme permet de combiner les deux impératifs : l’auteur de la faute est dûment informé mais ne peut répliquer faute de combattant identifié.
Paradoxalement, il n’existe en suédois aucun mot correspondant à notre ”corbeau” !